Voici un livre qui va et doit déranger celles et ceux qui s'intéressent de près au système scolaire français. Contre l'école injuste de Philippe Champy et Roger-François Gauthier s'attaque à des croyances bien installées autour des savoirs scolaires. Il va et doit choquer des acteurs de bonne foi aux certitudes anciennes sur ce que l'École enseigne. Comme celles et ceux qui ne comprennent pas que la conception et le choix des savoirs que l'École enseigne est une question de justice.
Il se démarque des ouvrages de toute obédience idéologique ou politique qui, à chaque rentrée, répètent des "formules" ou des "recettes" mille fois entendues sur la "crise de l'École" sans interroger le fond du problème, à savoir la politique des savoirs qu'elle incarne au quotidien dans la vie des élèves.
Pouvez-vous expliquer en quoi et pourquoi l’École est injuste ?
Notre École est injuste à deux titres au moins, l’un assez connu et l’autre encore laissé dans l’ombre. Ce qui est connu, c’est ce que révèlent aussi bien les études sociologiques et historiques que les évaluations officielles : l’École reproduit voire renforce les inégalités sociales et culturelles entre élèves au lieu de les diminuer. Les dispositifs mis en œuvre pour éviter ce biais structurel n’ont qu’un impact marginal. L’injustice ici est de faire croire à une « égalité des chances » dans la compétition scolaire alors que les dés sont pipés de multiples façons.
Ce qui est moins connu, c’est que les savoirs jouent aussi un rôle déterminant dans le tri injuste des élèves. L’injustice en matière d’accès aux savoirs joue à deux niveaux : premièrement, tous les élèves n’ont pas le même accès aux savoirs enseignés selon les filières étanches dans lesquelles ils sont très tôt orientés (c’est la traditionnelle hiérarchie entre ce qui est censé être « intellectuel » et « manuel ») ; deuxièmement, le choix des savoirs enseignés est aussi source d’injustice car en excluant de l’École certains savoirs indispensables à l’expression de tous les talents et au bon fonctionnement d’une société démocratique, on prive nombre d’élèves d’apprentissages essentiels qu’ils ne peuvent acquérir en dehors de l’École.
Selon vous, qu’est-ce qui empêche la démocratisation de l’École ?
C’est un vaste sujet ! Notre approche spécifique est de mettre en lumière le rôle que jouent les savoirs comme obstacles à la démocratisation de l’École. En général, il y a la croyance que les savoirs scolaires, hérités d’une longue tradition, sont légitimes sans autre examen. Une régulière mise à jour cosmétique suffirait à garantir leur justesse car ils seraient les bases (les « fondamentaux ») sur lesquels construire ensuite tous les autres acquis. Au lieu de prendre pour argent comptant cette croyance largement partagée par tous les acteurs (professionnels de l’École, parents et élèves), nous pensons au contraire qu’il faut ouvrir la boîte de Pandore de la tradition et interroger tous les héritages en matière de délimitation des savoirs (les « disciplines », les « matières »), de pratiques d’enseignement et d’évaluation des élèves.
Quel est cet « imaginaire collectif dominant en matière d’éducation » que vous décrivez dans le livre ?
Nous pointons là une contradiction majeure entre la réalité de l’École et la perception dominante qu’en ont tous les acteurs eux-mêmes. Cet imaginaire dominant n’est pas une fiction mais un ensemble de représentations et de croyances qui nourrit une vision partielle et partiale de la réalité et contribue à entretenir des illusions. Par exemple, les croyances que notre École respecterait le principe de la « méritocratie républicaine », sous la garantie de l’Etat républicain, que le « système scolaire » serait une organisation uniforme garantissant le même accès aux savoirs à tous quel que soit le lieu de résidence, que la « culture scolaire » héritée du passé serait indiscutable car institutionnalisée comme le nec plus ultra de la « culture française », etc. Ces croyances s’ancrent dans des routines qui font obstacle à la nécessaire démocratisation de l’École car elles en masquent tous les travers.
Pourquoi considérez-vous que notre système éducatif est devenu indifférent aux savoirs ?
Regardons ce qu’enseigne l’École : qui en décide ? quelles en sont les finalités d’ensemble ? Déjà là on ne le sait pas, aucun texte ne le définit, on se trouve face à un immense impensé, et du coup à un invraisemblable désordre, fait d’un « socle commun », plus ou moins abandonné, de quantité d’injonctions ministérielles d’enseigner des objets éducatifs divers (éducation à la citoyenneté, au développement durable, etc.) et de l’ensemble des programmes des disciplines scolaires.
Jamais par exemple on ne s’interroge sur les savoirs qui seraient simplement nécessaires aux élèves, pour vivre, pour se repérer dans les complexités du monde. Beaucoup de savoirs que l’École enseigne ne servent à rien, sont oubliés sans que personne ne s’en soucie, parce que l’essentiel de l’attention de l’École est ailleurs, dans les procédures permanentes de sélection et de tri.
L’essentiel est bien résumé par la formule « passe ton bac d’abord ! », mais au fond pour apprendre quoi ? Que sait un bachelier ? Qui s’en soucie ?
Regardons aussi comment s’obtiennent les examens français : par un calcul de « moyenne générale » ! Il ne choque personne depuis longtemps que des carences en anglais ou en physique soient compensées (et du coup effacées) par une note obtenue en EPS ou en philosophie !
Vous proposez en conclusion de créer un "curriculum national". De quoi s'agit-il ?
Presque partout dans le monde on utilise ce mot pour désigner non pas le programme de telle ou telle discipline en telle ou telle année (la seule chose dont on puisse parler en France), mais la globalité de ce à quoi l’École entend former les élèves pendant leur scolarité.
C’est-à-dire qu’on part de finalités (quels élèves veut-on former ? quels sont les savoirs nécessaires pour y parvenir ?) et qu’on en déduit les apprentissages qui semblent y conduire.
En France, on demande à des disciplines dont la liste n’est jamais remise en question ce qu’elles veulent enseigner à tel ou tel niveau et on pratique la politique de l’agrafeuse, en se lamentant ensuite de programmes trop lourds, ou ne faisant pas sens pour les élèves !
On est passé tout près d’un « curriculum national », avec cette histoire du « socle commun », voté deux fois, par des majorités opposées. Toutefois l’Education nationale a par deux fois saboté l’affaire, parce que s’interroger sur les finalités de l’École sembla révolutionnaire. On préfère garder l’École qu’on a, tout injuste qu’elle est, même si l’absence de travail sur les finalités ne lui permet pas de dire clairement aux élèves et à leurs familles ce qu’on attend d’eux.
Qu'apporterait la mise en place d'une politique curriculaire pour les élèves ?
La première tâche d’une politique éducative qui entendrait commencer par se préoccuper de ce que l’École enseigne vraiment et de ce qu’en font les élèves, serait de mettre de la cohérence dans l’immense maquis créé au fil des années en matière de contenus d’enseignement. Pour le bénéfice des élèves qui pourraient comprendre ce que l’École vise, ce qu’on leur demande et comment cela se répartit dans le temps.
Il s’agirait ensuite de considérer que ce qui est enseigné à l’École n’est pas qu’une matière à tests ou examens, mais doit faire sens pour les élèves, pour les sociétés dans lesquelles ils vivent, ainsi que pour l’espèce humaine : en disant cela on reconnaît aux savoirs qu’enseigne l'École une responsabilité vis-à-vis de ces trois composantes indissociables, auxquels on doit ajouter la planète, l’espace commun où tous les peuples vivent et cohabitent.
Une politique curriculaire produirait une École plus claire pour les élèves, affichant clairement ses grands objectifs d’apprentissage, mais aussi une École plus ambitieuse en termes de citoyenneté : les acquisitions intellectuelles seraient reliées en permanence à la question de leur sens éthique et des perspectives d'action.
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