L’évaluation envahit nos vies. À chaque instant, nous sommes enjoints d’évaluer (un restaurant, nos achats ou encore des élèves, des collègues) et nous sommes nous-mêmes sans cesse évalués, étiquetés et classés. La folie évaluative s’est emparée de notre monde, jusqu’à traquer nos activités les plus intimes et chercher à quantifier notre bonheur.
Reconnu pour ces travaux sur l’évaluation scolaire, Charles Hadji s’interroge sur ce qu’est une évaluation efficace et légitime. Dans son nouveau livre Le défi de l'évaluation à visage humain. Dépasser les limites de la société de performance, il rappelle que les données chiffrées ne sont pas l’unique manière d’évaluer et propose un modèle d’évaluation ayant le souci de se mettre au service de l’humain, dont les mots d’ordre sont confiance et respect.
Cet ouvrage offre des principes et des outils pour comprendre comment mener des évaluations transparentes sur leurs méthodes et respectueuses de l’humain, quelque soit le champ d'activité. Les éducateurs y trouveront notamment des perspectives précises pour mettre l’évaluation au service de la coopération et non plus de la compétition.
L'évaluation envahit nos vies, comment peut-on l’expliquer l’origine ce phénomène ?
L’évaluation est en effet un fait social, qui aujourd’hui s’impose à nous, qu’on le veuille ou non. Pour expliquer ce phénomène, on peut évoquer trois grandes raisons :
La première raison est d’ordre praxéologique :
Ce phénomène est la manifestation d’un désir grandissant de maîtriser ses actions. On (les décideurs politiques ou économiques, mais aussi les individus, comme acteurs sociaux) se fixe des objectifs, dont on veut pouvoir apprécier l’atteinte. L’expansion de l’évaluation est donc l’effet d’un désir de rationalisation de l’action sociale : devenir des acteurs plus efficaces.
La deuxième raison est d’ordre anthropologique :
L’évaluation est toujours une attribution de valeur. On pourrait dire à cet égard que l’homme est un animal qui a la capacité de dire la valeur, et ne peut s’empêcher de le faire! L’extension du domaine de l’évaluation est le signe d’une véritable hypertrophie de l’activité cognitive de création de valeur. Chacun, se croyant autorisé à se prononcer sur la valeur des hommes, et de leurs actions, use et abuse de ce pouvoir.
La troisième raison est d’ordre politico-économique :
Dans une société néo-libérale, l’évaluation est un outil de modelage, et de surveillance, de citoyens réduits à leur dimension de consommateurs. Le développement de l’évaluation accompagne le triomphe d’une économie marchande, triomphe dont elle est l’un des vecteurs ! Le capitalisme financier tend à transformer les individus en marchandise. Et la notation généralisée permet de contrôler socialement ces individus, en créant les conditions d’une acceptation de ce contrôle généralisé, puisque chacun pense y participer librement ! Par ailleurs, en faisant faire aux consommateurs un travail normalement fait par les vendeurs, le recours à la notation systématique des produits du marché permet l’émergence (sans frais pour le capital !) de produits « leaders », dont la vente génère des profits astronomiques.
Le résultat de tout cela est que chacun tend à être constamment en situation de « juge jugé », ce qui le rend prisonnier de la gigantesque toile d’araignée que tissent les jugements sociaux, toile à laquelle il est presque impossible de s’arracher.
Vous prônez une évaluation à visage humain. Qu'est-ce qui explique selon vous qu'elle peut être inhumaine ?
Il est clair que militer pour une évaluation à visage humain signifie que tel n’est pas toujours, ou pas suffisamment, son visage ! Deux questions sont alors soulevées. Au nom de quoi pouvons-nous trancher de l’ « humanité » d’une évaluation ? Et quelles sont les causes du « dérapage » déploré vers l’ « inhumanité »? Pour aller très vite, on peut dire que le critère de l’humanité est le respect des personnes concernées. L’évaluation devient « inhumaine » quand elle traite de façon injuste ceux sur qui elle porte, en ne reconnaissant pas, par exemple, leurs vrais mérites. Ou quand elle leur cause un tort injustifié, en devenant, par exemple, un outil d’exploitation, ou d’asservissement. Pour qu’elle soit (ou redevienne) à visage humain, il faut, et il suffit, qu’elle soit animée par le souci d’être utile à ceux qu’elle concerne, en contribuant au développement de leurs potentialités, ou en affermissant leurs capacités d’action. C’est peu, mais c’est considérable.
Que pensez-vous d'une société qui n'évaluerait rien ?
Ne pas évaluer, c’est se condamner à avancer les yeux fermés. Le problème n’est pas de savoir s’il faut évaluer ou non, Mais de savoir comment évaluer « à propos », c’est-à-dire quand il le faut, et comme il le faut. Comme il le faut, c’est-à-dire selon une méthodologie « robuste ». Or, dans le système de notation généralisée qui fait florès aujourd’hui, la fabrication de la note n'est pas un processus clair. Ni les règles, ni les critères, ne sont clairement définis. Les "faux avis" et "fausses notes" pullulent. D'où la nécessité de clarifier ce processus, en lui donnant une base méthodologique solide. Cela seul donnera un minimum de validité aux évaluations effectuées.
Savoir évaluer quand il le faut : c’est-à-dire en ne condamnant pas les êtres humains à l’évaluation à perpétuité. Et en n’évaluant que lorsqu’il s’avère nécessaire de prélever des informations en retour sur les résultats d’une action. Il en va du cadre éducatif comme de tout cadre d’action sociale. Le défi n’est pas de ne plus évaluer, mais d’évaluer mieux, à savoir moins injustement, et plus utilement.
Qu'est-ce qu'on doit garder en tête lorsqu'on est en situation d’évaluer ?
Qu’il ne s’agit ni de nourrir une frénésie d’achats dans une économie marchande, ni de se prononcer sur ce qui serait la valeur intrinsèque des personnes concernées, mais plus simplement :
Finalement, le défi pour les évaluateurs est de respecter les deux « impératifs catégoriques » que j’ai mis en exergue dans mon analyse :
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