Le concept de laïcité est aujourd’hui fortement chahuté, les polémiques font rage depuis la rentrée sur le port du voile et de l'abaya, les signes religieux… Et trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, l'école est à nouveau plongée dans l'horreur après l'attaque terroriste perpétrée au lycée d'Arras.
Pierre Kahn est philosophe, spécialiste des questions de laïcité et historien de l’éducation, professeur émérite des universités en sciences de l’éducation. Il vient de publier l'ouvrage Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles (ESF Sciences Humaines, 2023) dans lequel il propose une réflexion sereine sur le sujet, en s’appuyant sur l’histoire et en s’interrogeant, comme philosophe et comme citoyen, sur les enjeux théoriques comme sur les conséquences concrètes de nos choix. Pour lui, la question n’est pas de prétendre que la laïcité est une et véritable mais de choisir celle qui est préférable : c’est parce qu’aucune conception de la laïcité ne peut s’imposer comme plus vraie qu’une autre que nous avons à choisir celle que nous voulons et à expliciter les raisons de ce choix.
À l'occasion de la parution de cet essai documenté et argumenté, Pierre Kahn a répondu à nos interrogations concernant cette question encore aujourd'hui d'actualité brûlante.
On l'a encore vu lors de cette rentrée scolaire, la laïcité cristallise les débats sur l'école. Pourquoi ce sujet est-il toujours aussi sensible ?
La laïcité comme l’école méritent un débat public plus rationnel et pour tout dire plus sérieux. Il y a quelque chose d’étonnant dans cette cristallisation, dans la mesure où l’on peut considérer que l’école rencontre des problèmes autrement plus profonds et plus aigus, plus communément partagés aussi, que ceux posés dans quelques établissements par le port d’abayas ou de qamis. Une telle cristallisation témoigne à mes yeux d’une panique morale dont on a du mal, depuis près de 35 ans (1989, les premières affaires du voile), à se sortir et qui me semble politiquement entretenue.
Selon vous, en quoi la loi du 15 mars 2004 se détourne-t-elle de celle de 1905 ?
La loi du 15 mars 2004 interdit le port ostensible par les élèves de signes religieux « en application du principe de laïcité ». C’est cette dernière expression, qui figure dans le titre de la loi, qui me pose problème. La loi de 1905 est une loi libérale, fondée sur ce que le philosophe américain John Rawls appelle « la priorité de la liberté ». Cela signifie, non pas que les libertés qu’elle garantit (liberté de conscience et libre exercice des cultes) n’ont pas de limites, mais que ces limites sont liées à des nécessités d’ordre public, et sont donc comme telles extérieures aux droits garantis par la loi. Interdire le port ostensible de signes religieux pourrait donc se justifier, au nom des nécessités d’ordre public, comme une limite de la liberté d’expression religieuse, mais non comme une « application du principe de laïcité ». La loi de 2004 correspond donc à mes yeux à un tournant en ce qu’elle tend à confondre la laïcité et ses limites (l’ordre public) et donc à transformer insidieusement la laïcité, à en faire non plus une source de droits mais au contraire une source d’interdictions.
La laïcité peut-elle, ou doit-elle, être considérée comme une valeur de la République ?
Le langage de la valeur ne me paraît pas approprié pour parler de la laïcité, car les valeurs sont toujours objets de croyances ou de convictions et sont donc toujours particulières à des individus ou à des groupes. Le propre de la laïcité est précisément de permettre à des citoyens qui n’ont pas nécessairement les mêmes valeurs (politiques, religieuses, philosophiques…) de pouvoir vivre ensemble. La laïcité fonde le pluralisme des valeurs. Elle est en ce sens le cadre qui permet à une pluralité de valeurs et de convictions de coexister. En d’autres termes, que j’emprunte à la philosophie politique de John Rawls, elle n’est pas une « conception du bien » parmi d’autres, mais relève d’une « conception du juste » pour l’ensemble de la société, ou pour mieux dire, des principes de justice de l’État. En ce sens la « loi de Dieu » à laquelle peut se soumettre un croyant n’est ni au-dessus ni au-dessous des lois de la République, car le propre de la loi de 1905, en garantissant la liberté de conscience, est précisément de prémunir les consciences de la concurrence des lois de la République.
Vous rappelez dans votre essai qu'il existe plusieurs définitions de la laïcité, quels sont les différents modèles qui coexistent ?
Il existe d’abord plusieurs régimes de laïcité. Si l’on admet que la laïcité consiste fondamentalement à séparer la citoyenneté de l’appartenance religieuse, il faut dès lors aussi admettre que cette séparation est, sous différentes formes institutionnelles, le lot de l’ensemble des pays démocratiques. La forme institutionnelle française est certes spécifique, mais ce qu’elle a pour but de garantir (l’égale liberté convictionnelle des citoyens) ne l’est pas. En ce sens, il n’y a pas d’exception française en matière de laïcité.
Il existe d’autre part plusieurs compréhensions possibles du principe de laïcité. On peut en effet conférer à la laïcité une dimension spirituelle, y voir une philosophie, une éthique, une conception générale du monde, c’est-à-dire la charger d’un contenu substantiel. J’y vois quant à moi, au contraire, un principe procédural, c’est-à-dire un cadre formel, une règle du jeu qui permet à plusieurs conceptions du monde de coexister. C’est d’ailleurs ce qui permet au principe de laïcité de se justifier sa prétention à l’universalité : il est plus facile en effet de se mettre d’accord sur des règles du jeu que sur des conceptions du monde ou des « valeurs ».
Quelle est votre position en tant que philosophe ? Vous défendez une philosophie minimaliste de la laïcité, qu'est-ce que cela signifie ?
Ce que j’appelle une philosophie minimaliste de la laïcité est une autre manière de signifier ma préférence pour une approche « procédurale », plutôt que « substantielle » de la laïcité. Je plaide pour un délestage des charges morales, politiques, philosophiques, spirituelles dont on a trop souvent tendance à encombrer le principe de laïcité, qui tendent à en faire une « valeur », potentiellement opposable à d’autres et dans laquelle une partie de population, particulièrement chez les plus jeunes, pourraient ne plus se reconnaître. Parler de minimalisme laïque, c’est dire que la laïcité est un cadre qui garantit l’égal exercice de certains droits libertés, ce qui est évidemment un motif puissant de l’attachement au principe qu’elle représente, mais qu’elle n’est rien de plus, et notamment pas un enjeu de civilisation.
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