À l’heure où l’on s’interroge sur l’évolution et la place du travail, la qualité de vie et les conditions de travail (QVCT) devrait être une priorité stratégique dans les transformations à l’oeuvre du monde du travail. Le télétravail, l’hybridation, la digitalisation du travail bousculent en profondeur la nature des tâches réalisées, leur faisabilité́, leur qualité́ et leur sens.
Comment replacer l'humain au cœur du dessein de l'entreprise ? Comment mieux identifier les symptômes du mal-être au travail et comment en traiter les causes ? Comment piloter une politique de prévention et réagir à bon escient ?
Dirigeants, responsables des ressources humaines, représentants du personnel, mais aussi managers de proximité, chaque partie prenante de l’entreprise a plus que jamais un rôle à jouer dans le développement d’une bonne qualité de vie au travail.
Jean-Edouard Grésy, anthropologue, conférencier et médiateur, a répondu à nos questions à l'occasion de la parution du livre La qualité de vie et des conditions de travail, l'affaire de tous, qu'il a co-dirigé avec Philippe Emont. Cet ouvrage offre une grille de lecture innovante pour s’approprier ce sujet complexe et passionnant, et propose des pistes pour offrir un cadre de protection adapté à chaque entreprise.
Comment s’est fait le lien entre la qualité de vie et les conditions de travail ?
Le terme de RPS (risques psychosociaux) a fait son apparition dans les années 2000. Cette notion qui s’est imposée après les événements tragiques survenus chez France Télécom, possédait des contours relativement flous du fait de la nature partiellement subjective de ces risques. L’Accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 fera évoluer cette notion vers celle de QVT (qualité de vie au travail), davantage centrée sur la relation de travail et le fonctionnement du collectif de travail. Si des avancées ont eu lieu, notamment en matière d’égalité professionnelle, des dérives ont pu aussi être observées quand de nombreuses entreprises se sont contentées d’apporter des réponses individuelles (gestion du stress, sport, soutien psy…). L’ANI de 2020 introduit la notion de QVCT (Qualité de vie et des conditions de travail) dans un esprit de prévention plus systémique ajoutant les enjeux de contenu, de charges et d’organisation du travail. La responsabilité de l’employeur est davantage mise en avant pour protéger la santé et la sécurité de ses salariés. Pour être parfaitement complète cette notion de QVCT doit aussi englober les enjeux écologiques qui impactent désormais la manière de penser le travail et ses transformations.
Quelles fonctions remplissent encore le travail ?
La dimension instrumentale du travail est tout ce qui reste quand plus rien ne va au travail : « Il faut bien faire bouillir la marmite » ! A contrario, le travail nourrit des besoins essentiels. La sociologue Marie Jahoda1 les a identifiés dans les années 1930 sous le vocable de « fonctions latentes ». En observant des chômeurs dépossédés de leur emploi, elle nous a fourni une grille de lecture toujours pertinente. Naturellement, la dégradation des conditions de travail (stagnation de la rémunération, compression de l’espace de travail, contrats précaires…) est une cause manifeste pouvant générer de la souffrance au travail. Toutefois, ce qui affecte le plus les salariés et génère les risques psychosociaux sont les atteintes à ces cinq fonctions latentes du travail. Nous les avons adaptées, notamment en spécifiant le besoin par le sentiment éprouvé quand il est comblé, pour former l’acrostiche suivant :
Quelles sont les conséquences du travail hybride sur la QVCT ?
Il convient d’être vigilant sur les conséquences de l’intensification du travail par la digitalisation et ses nouveaux modes d’hybridation. La distance inhérente au télétravail rend les feedbacks plus difficiles. Or d’après la DARES, le manque de reconnaissance « multiplie par trois » la probabilité de signaler un état de dégradation de la santé. Les canaux de communication dits « froids » rendent aussi plus difficiles le soutien social et l’esprit collectif (dégradation de la communication, non-dits, rivalités accentuées…). Sans les temps de trajet, le télétravail promet gain de productivité (au bénéfice des employeurs) et un gain de flexibilité (à la satisfaction des employés). Cependant, la plus grande porosité observée entre les frontières de la vie professionnelle et de la vie personnelle risque de mettre à mal l’équilibre des temps de vie. Il en résulte plus généralement à la fois une montée des troubles anxieux2(+ 25%) et une certaine désaffection pour le travail.
Que signifie le titre de l’ouvrage, la QVTC est « l’affaire de tous » ?
Pour saisir pleinement cette notion, il convient de réfléchir de manière systémique :
En quoi les directions des ressources humaines et les partenaires sociaux peuvent agir ?
La QVCT est d’abord une obligation légale pour l’employeur qui doit veiller à la santé et à la sécurité de ses travailleurs en mettant en place des actions de prévention, d’information et de formation. Pour accomplir cette mission, il s’appuie sur une politique RH de proximité chargée d’évaluer les risques professionnels afférents aux postes de travail. La DRH fait désormais presque toujours partie des instances de gouvernance de l’entreprise et se voit associée en amont des projets de transformation plutôt qu’en aval des crises.
Le champ de la QVCT est aussi un sujet de négociation collective qui vient enrichir le dialogue social. Les partenaires sociaux sont de mieux en mieux acculturés pour anticiper les conséquences d’une transformation sur l’organisation et les conditions de travail. Ils jouent un rôle de transmission de l’information, de veille, d’enquête et de mise à l’ordre du jour des potentiels dysfonctionnements. Même si les sujets d’emplois et de rémunération demeurent centraux, la QVCT est remontée dans les priorités car c’est aussi un facteur d’attractivité dans une période où beaucoup d’entreprises peinent à recruter.
Quels conseils donner aux managers de proximité ?
Ils sont les plus exposés au stress3 et doivent avant tout prendre soin d’eux pour avoir la capacité de prendre soin des membres de leur équipe. D’autant que selon cette même étude, ils auraient un impact plus important sur la santé mentale de leurs collaborateurs que les médecins (pour 51 %) ou les conjoints (pour 69 %). C’est aux managers de proximité, véritables courroies de transmissions entre les équipes et leurs dirigeants, qu’appartiennent la tâche difficile de replacer l’organisation dans le cœur des humains en nourrissant les précieuses fonctions latentes du travail précitées.
Ceci doit pouvoir être discuté ouvertement avec les responsables hiérarchiques afin de pouvoir apporter un soutien adapté à chacun. Certains auront besoin de plus d’autonomie, d’autres de plus de challenge ou encore de plus de cadre et d’accompagnement. Pour autant, les RRH sont souvent trop peu nombreux pour réaliser l’accompagnement dont les managers ont besoin et beaucoup apprennent encore « sur le tas » sans formation. 2/3 des salariés4 souhaitent un management davantage axé sur la confiance, l’encouragement, la prise d’initiatives, le droit à l’erreur…
Du coup, quelles formations recommandez-vous ?
Je recommande d’éviter le modèle classique qui s’articule d’une part autour des symptômes de la souffrance au travail (stress, burn-out…) et d’autre part, autour des risques judiciaires (discrimination, harcèlement…). Les managers ne sont pas des psys ou des juristes et ce type de formation renforce leur propension naturelle à fuir les situations difficiles au travail. Il faut certes un minimum de verni pour détecter les signes de mal-être et c’est ce que s’emploie aussi à proposer ce livre, avec les dernières mises à jour.
Les managers sont à la recherche de concepts leur permettant de mieux se saisir des situations de travail qui leur ont posé problème. Cela implique à la fois de travailler les postures favorisant la coopération, la confiance, le soutien social… et de leur donner des clés pour comprendre les déterminants organisationnels de leurs actions. La capacité à négocier et gérer les conflits est particulièrement déterminante, car les décisions concertées sont le meilleur gage d’une QVCT durable. Ils ont aussi besoin de groupes d’analyses de la pratiques et d’espaces de discussions sur le travail qui permettent de renforcer le collectif, de réguler les charges, mais aussi de résoudre des problèmes liés aux tâches du quotidien.
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