L'espace est souvent pensé indépendamment de nos actions et de nos pensées. Or, en réalité, notre existence dépend fortement de l'environnement qui nous entoure.
Psychologue et psychothérapeute spécialisé dans le traitement des addictions, Maurizio Frisina s’intéresse à notre rapport et à nos interactions avec l'espace. Dans son livre L'espace en thérapie. Une vision systémique (à paraître le 6 février), il nous montre que toute relation est située : la trajectoire de chacun d’entre nous est dessinée par un ensemble de lieux qui ont été investis, habités, partagés, agencés, vécus. Dans cet ouvrage innovant, il propose des clés de lecture pour redécouvrir et repenser notre lien fondamental à l’environnement, il dévoile les possibles chemins pour se l’approprier afin d'élargir les possibilités d’accompagnement des patients en thérapie.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au lien entre l’espace et la thérapie ?
Au fil des années de ma pratique clinique, j’ai observé un miroir entre les difficultés traversées par mes patients et leur manière singulière d’entrer en relation avec l’espace. Dans une dépression, on se désinvestit de son environnement tout autant que de soi-même. Dans une addiction, on investit certains lieux uniquement dans la mesure où ils participent à la consommation, en négligeant les autres. À l’inverse, j’ai constaté que les moments charnières en thérapie s’accompagnent souvent d’un besoin de modifier son environnement. De nombreux patients marquent le début d’une phase d’abstinence par un désir de déménager, de réaménager leurs meubles, d’explorer de nouveaux espaces ou d’être davantage en contact avec la nature. Je me suis donc intéressé au rapport entre spatialité et thérapie. D’ailleurs, plusieurs recherches récentes montrent que l’environnement peut être un véritable co-thérapeute : certains types d’architecture favorisent le bien-être, et l’accès au milieu naturel accélère le rétablissement.
Comment la culture japonaise a-t-elle influencé votre approche thérapeutique ?
Dans mon livre, j’ai écrit qu’une thérapie consiste à se confronter et à se construire grâce à la rencontre avec l’altérité, la différence, ce qui nous intéresse et nous échappe, ce à quoi nous nous lions sans pouvoir le saisir complètement. La culture japonaise, pour moi, joue le rôle de cette différence ; elle m’offre d’autres mots pour penser les relations ainsi que ma pratique clinique. Par exemple, mes patients souffrant d’une addiction ont un rapport compliqué au vide, au manque, à l’absence. En japonais, il existe une notion, le Ma, qui décrit l’écart entre deux éléments, mais comme possibilité de rencontre : c’est un vide qui sépare mais qui relie par la même occasion, comme l’espace blanc en peinture, la suspension des mouvements dans la danse, les pauses dans une musique. Cette notion m’aide à penser – et donc à aider mes patients à penser – autrement l’abstinence, comme possibilité et pas uniquement comme perte. Dans l’ouvrage, j’utilise souvent des exemples de mots issus de la culture japonaise pour offrir une perspective différente sur les thématiques affrontées en thérapie.
Comment les espaces de transition peuvent-ils devenir une ressource pour le patient ?
Les espaces de transition (entre intérieur et extérieur, entre espaces naturels et espaces construits, entre deux lieux) sont des espaces de connexion, qui invitent au mouvement, à l’exploration, à la découverte. Les Latins disaient : solvitur ambulando, « cela se résout en marchant ». On sous-estime l’importance du mouvement dans le processus thérapeutique, or plusieurs recherches montrent que marcher nous aide à maintenir une certaine plasticité neuronale. Par ailleurs, les espaces de transition sont des espaces plus libres, qui ne sont pas enchainés à un seul usage, à une fonctionnalité définie. De ce fait, ils stimulent la créativité et facilitent la rencontre. Pensez par exemple à la cour dans une école, aux couloirs dans une université, aux « salles des pas perdus » dans une gare, à l’entrée dans un hôpital. Les rencontres s’opèrent dans ces lieux intermédiaires, qui offrent la liberté de bouger mais aussi de s’attarder, de s’approprier un espace dans lequel choisir la bonne distance.
Comment aider un patient à réinvestir les lieux importants de sa vie ?
Je pense que nous sommes inséparables de notre environnement. Au sens large, en tant qu’espèce, nous ne pouvons pas survivre sans prendre soin de la nature et des autres espèces avec lesquelles on la partage. Au sens singulier, car notre identité se lie depuis la naissance à l’espace autour de nous. Si vous pensez à l’identité d’une personne, mais aussi d’un couple ou d’une famille, vous évoquez une série de lieux au fil du temps qui ont été investis, agencés, partagés, quittés. Chacun de ces lieux conserve une partie de nous, raconte quelque chose à propos de notre trajectoire. Dans l’ouvrage, je propose des outils comme la carte des lieux ou la ligne des lieux pour aider les patients à se reconnecter aux lieux importants de leur vie : ce qu’ils y ont appris, ce que ces espaces dévoilent de leur identité. Et, au-delà de la trajectoire passée, nous pouvons aider les patients à réfléchir à leur manière actuelle, mais aussi future, de se relationner à l’environnement : pour accompagner le changement, pour retrouver l’envie d’explorer, de jouer, de créer des espaces dans lesquels se reconstruire.
En quoi les lieux sont-ils particulièrement importants dans le cas des patients souffrant d’addictions ?
Les addictions se manifestent par un fonctionnement très ritualisé : les personnes consomment dans les mêmes lieux, aux mêmes moments de la journée, avec une géométrie de gestes qui se répète jour après jour, dans un temps suspendu : l’espace se réduit aux lieux de consommation. Le sillage de ces répétitions dessine un semblant de structure, d’ancrage, de fonctionnement qui s’auto-alimente. En effet, les lieux liés à l’addiction conservent une mémoire des gestes, qui renvoient sans cesse vers le produit. Par conséquent, lorsque le patient s’engage dans une démarche d’abstinence, il se retrouve face à une série d’habitudes, ancrées dans des lieux, qu’il doit pouvoir déconstruire. Il s’agit d’un véritable défi, car sortir d’une addiction demande un changement qui ne s’arrête pas, mais qui commence seulement, par l’arrêt du produit. Il s’agit de retrouver un lien différent à l’environnement, d’explorer, d’ouvrir, de meubler autrement l’espace et le temps. Sortir d’une addiction, c’est traverser un processus de perte et puis de retrouvailles avec le monde.
Pouvez-vous partager un exemple concret où la modification de l'espace a aidé un patient dans sa thérapie ?
Je pense à un patient qui avait perdu sa femme lors d’un accident de voiture. Depuis ce jour, le temps s’était arrêté chez lui. La chaise vide lors des repas, les vêtements prêts dans l’armoire, le lit dans lequel il dormait encore juste de son côté, comme pour attendre un retour qui n’aura jamais lieu. Puis, l’alcool comme seule compagnie. Les bouteilles vides qui s’accumulent dans la cuisine, les rares sorties le matin pour se rendre au petit magasin au fond de la rue où il brisait les bonnes résolutions de la veille. L’espace était devenu le miroir de sa difficulté à continuer à vivre, comme si la réalité s’était réduite à l’échelle de sa solitude vertigineuse. Puis, les semaines à l’hôpital. Recommencer à partager un espace, des couloirs où échanger un regard et quelques mots. Des ateliers où réapprendre à tisser des liens. Un parc où perdre et retrouver ses pas, jusqu’à dessiner une trajectoire. Ce patient avait essayé de noyer le deuil dans l’alcool, jusqu’à se replier dans un trou noir de quelques mètres carrés. Pourtant, dans un espace autre, celui de la cure, il s’était surpris à désirer à nouveau, à expérimenter, à se remettre en mouvement. Une fois sorti de l’hôpital, il avait commencé à se réapproprier son appartement, à le transformer pour accompagner le mouvement qu’il venait d’entreprendre : un espace qui soit non plus le miroir d’un passé figé, mais d’un futur à nouveau possible.
Qu’est-ce que l’architecture biophilique et quels sont ses bienfaits ?
L’architecture biophilique cherche à créer des espaces qui maintiennent les personnes en contact avec la nature. Il peut s’agir d’un accès « indirect », comme offrir une vue sur des espaces verts, ou alors d’un accès « direct », par exemple : incorporer des plantes à l’intérieur du bâtiment, avoir des ouvertures sur des espaces verts, utiliser les plus possible la lumière et l’aération naturelles, bâtir avec des matériaux et des méthodes de construction respectueuses de l’environnement, faciliter le mouvement et la stimulation de tous nos sens, etc. Quelque part, il s’agit de dépasser la dichotomie entre artificiel et naturel, entre architecture et environnement, pour créer des espaces où nous maintenons un lien constant avec le milieu. Plusieurs recherches ont montré que l’accès à la nature impacte profondément le processus de soin : les patients demandent moins de médicaments, récupèrent plus vite, entretiennent une meilleure relation avec les soignants, présentent un état de stress moins élevé, s’orientent mieux dans l’espace, etc. Nous devons créer, ou adapter, nos espaces de soin pour faciliter une connexion avec l’environnement.
Vous parlez dans votre livre de l’« équilibre pythéostatique » : comment s’articulent le besoin de stabilité et le besoin d’exploration ?
Nous sommes une espèce migratoire, qui s’est adaptée à tous les climats et aux différents environnements présents sur notre planète. Mais nous sommes aussi l’espèce qui transforme le plus le milieu pour s’ancrer, pour créer un chez soi. Ces deux besoins, de stabilité et d’exploration, coexistent en nous : l’un permet l’autre, l’un nourrit l’autre. Nous pouvons explorer si nous avons un endroit dans lequel retourner, un lieu d’ancrage. Autrement, nous parlerions plutôt d’errance. De la même façon, le besoin de stabilité, pour ne pas nous emprisonner, doit prévoir la possibilité d’un éloignement. Nous oscillons donc entre ces deux besoins, dans un équilibre toujours en mouvement. Il est important que nos espaces (de thérapie, de formation, de jeu, de vie) nous offrent la possibilité de nous ancrer mais aussi d’expérimenter. Souvent, nous proposons aux patients des espaces qui sont pensés uniquement dans une logique de fonctionnalité, d’efficacité. Des lieux qui ont un usage prédéfini, et que les patients traversent sans laisser la moindre trace. Or, je pense que pour réapprendre à prendre soin de soi, il faut pouvoir s’approprier son environnement, s’y ancrer, le modifier. Et puis, oser explorer, se perdre, expérimenter.
Quels conseils donneriez-vous aux thérapeutes souhaitant intégrer la dimension spatiale dans leur pratique ?
D’abord, je leur dirais de s’approprier les lieux de leur pratique, de les transformer pour en faire un environnement dans lequel thérapeute et patients puissent se sentir suffisamment bien pour penser, et puis oser le changement. Les différentes idées présentes dans l’ouvrage (la transcontextualité, la fonctionnalité ouverte, l’équilibre pythéostatique, le mouvement, les espaces intermédiaires, etc.) peuvent accompagner le thérapeute dans ce cheminement. L’espace est notre co-thérapeute, on peut l’ignorer ou alors prendre soin de lui.
Puis, je conseillerais de penser le patient toujours comme un sujet « situé », lié à des espaces, des relations, des objets. Chaque patient est beaucoup plus que l’individu qui est en face de nous lors d’une séance, c’est un petit écosystème.
Je dirais aussi aux thérapeutes de penser leur pratique dans un contexte social plus large. Nous évoluons dans une société qui cultive l’illusion de pouvoir dominer, plier et piller l’environnement sans que cela n’entraine aucune conséquence pour nous, de pouvoir transposer tout échange dans un écran, d’annuler toute distance dans une illusion d’accessibilité et d’immédiateté. Pourtant, tant que nous serons des corps, nous aurons besoin d’espaces pour se rencontrer, de seuils où se découvrir, de lieux où expérimenter, de vides à apprivoiser. Intégrer la dimension spatiale dans notre pratique clinique passe par la conscience que nous sommes toujours une partie, seulement une partie, d’un ensemble plus vaste.
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