La langue est « le propre de l’humain ». À condition qu’on la cultive, la chérisse et la respecte, elle apaise le doute existentiel de chacun et permet d’espérer une cohésion sociale harmonieuse.
Dans son nouveau livre Controverses sur la langue française. 51 questions pour en finir avec l'hypocrisie et les idées reçues à paraître le 15 février, le linguiste Alain Bentolila propose une réflexion nourrie sur l'apprentissage de la langue orale et écrite, l'importance des liens culturels, la francophonie, les langues régionales, la langue des quartiers, mais aussi l'influence des nouvelles technologies ou encore la question de l'identité nationale.
Face aux défis que rencontre aujourd'hui le français, il entend servir la cause de la langue et nous rappeler sa fonction essentielle pour communiquer et comprendre les autres.
Selon vous, la langue française est-elle actuellement en danger ou menacée ?
Que l’on ne se méprenne pas ! Je ne plaide pas pour une servile obéissance à une norme immuable ; je ne me lamente pas sur la pureté perdue d’une langue que tout changement pervertirait. Dénoncer l’insécurité linguistique, ce n’est pas stigmatiser les fautes d’orthographe et de grammaire en évoquant un temps rêvé où, passé le certificat d’études primaires, on n’en commettait plus ; ce n’est pas, non plus pester contre les innovations lexicales. En matière de langage, la nostalgie est toujours mauvaise conseillère… Ce que je dénonce, c’est qu’aujourd’hui trop de jeunes soient privés de mots suffisamment nombreux et précis, de structures grammaticales suffisamment rigoureuses et de formes d’argumentation suffisamment articulées pour imposer leur pensée au plus près de leurs intentions et pour accueillir celle des autres avec infiniment de lucidité et exigence.
Que pensez-vous de l'évolution de la langue ?
Tout d’abord, il importe de préciser qu’en matière de langage, on doit se garder de décréter et de légiférer. La preuve en est le peu d’impact sur l’orthographe qu’ont eu les différentes propositions des « réformateurs » pourtant largement médiatisées. Il faut plus croire à la sagesse des usagers qu’à de nouvelles règles imposées de l’extérieur. L’exemple des États-Unis est à cet égard éclairant : ce sont les usagers de l’écriture qui ont imposé tranquillement « nite » au lieu de « night ».
Bien sûr, certaines modifications peuvent apparaître raisonnables. Ce sont celles qui pourraient effacer quelques incohérences de notre orthographe sans changer les fondements même du système. Ces propositions vont dans le bon sens parce qu’elles rétablissent logique et cohérence.
Votre position diffère de celle du collectif des Linguistes Atterrés et de leur manifeste Le Français va très bien, merci publié en mai dernier. Qu'entendez-vous, dans votre sous-titre, par "en finir avec l'hypocrisie et les idées reçues" ?
Beaucoup de spécialistes de l’éducation, qui n’ont jamais mis les pieds dans une classe, décrivent l’école française comme un lieu où règnent la peur et la frustration contrairement à d’autres systèmes (plus au Nord de l’Europe) où l’école serait un lieu de joie et de bonheur sans nuages où les leçons d’empathie préserveraient les élèves du harcèlement et de la violence. Sociologues bien-pensants et linguistes autoproclamés exigent ainsi que soient bannis en classe, tout constat d’erreur ou d’insuffisance, tout rappel aux règles, toute évaluation des compétences ; toutes choses considérées aujourd’hui comme une intolérable stigmatisation des plus faibles et des plus fragiles. Bienveillance et complaisance seraient donc les deux « mamelles » de l’école de la République, jetant aux oubliettes lucidité pédagogique, progression rigoureuse et ambitions égales pour tous.
La « culturisation » de l’inculture est devenue aujourd’hui une posture intellectuelle et idéologique que prennent avec infiniment de complaisance un bon nombre de ceux dont les enfants risquent « moins » l’échec scolaire et social que les autres. Sous le prétexte démagogique d’éviter la stigmatisation, il est aujourd’hui à la mode de cacher certaines insuffisances linguistiques sous un masque identitaire et parfois de maquiller certains handicaps sociaux d’un fard culturel. Tous ces bons apôtres refusent d’analyser les préjudices subis par ceux à qui fait défaut la maîtrise de la langue et se laissent complaisamment séduire par l’écume d’une parole dont le pittoresque cache bien mal l’inquiétante approximation. Ils clament à qui veut l’entendre que tous les langages sont égaux alors que certains livrent les clés du monde et que d’autres ferment les portes du ghetto. Certains en viennent même à parler d’une « culture illettrée », rejetant l’idée même d’une lutte contre ce fléau qu’ils jugent stigmatisante.
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